Lettre d’opinion de Pierre-Yves Serinet, coordonnateur du RQIC dans Le Devoir :
Accord de libre-échange Canada-Europe : des réticences françaises parfaitement justifiées, Le Devoir, 20 mars 2015
Voici l’article en entier :
Accord de libre-échange Canada-Europe (AÉCG)
Privilèges aux multinationales, des réticences françaises parfaitement justifiées
Dans son récent article sur le mécanisme d’arbitrage des différends investisseurs-États, le professeur Richard Ouellet considère injustifiées les réticences françaises exprimées à Philippe Couillard sur l’Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne. Principalement pour trois raisons : 3 000 traités bilatéraux comportent déjà ces dispositions ; « la jurisprudence en droit des investissements étrangers est désormais plus prévisible et plus équilibrée » ; et le système d’arbitrage « gagne en ampleur et en précision ».
Jouant les acrobates, M. Ouellet affirme même que si le Canada concède à l’UE une révision de l’AÉCG, ça ne lui rendra pas service alors qu’elle tente de négocier un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement avec les États-Unis (TTIP en anglais). À croire monsieur Ouellet, un mauvais accord économique vaut mieux que pas d’accord du tout.
Or, les réticences françaises à l’égard des "droits démesurés" accordés aux multinationales ne sont pas le seul fait du secrétaire d’État au commerce extérieur Matthias Fekl. Il fait écho aux résolutions adoptées tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat français. L’Allemagne partage largement les craintes. Plus la population et les éluEs sont sensibilisées, plus les questionnements émergent. En Europe, face à l’inclusion d’un mécanisme d’arbitrage des différends investisseurs-États dans le TTIP, une large Initiative citoyenne européenne a permis à un million et demi de personnes de se prononcer contre l’inclusion de l’ISDS (acronyme en anglais), mais aussi dans l’AÉCG. La Commission européenne a été forcée de suspendre la négociation et de lancer une consultation publique sur l’ISDS, recevant un nombre record de 150 000 opinions.
La posture de M. Ouellet du « tout le monde le fait, fais le donc » manque de sérieux, même si on a entendu chose semblable du négociateur en chef de l’AÉCG pour le Québec, Pierre-Marc Johnson. S’il est vrai qu’un très grand nombre d’accords incluent le mécanisme ISDS, M. Ouellet passe délibérément sous silence que de plus en plus de pays s’en retirent ou ne les renouvellent pas au nom de leur capacité souveraine à gouverner pour l’intérêt public. C’est le cas de l’Afrique du Sud, l’Australie, l’Inde, l’Indonésie, tandis que la France, l’Allemagne ou la Hollande expriment des réserves de plus en plus fortes. Même chez nous, plusieurs dénoncent cette « charte de droits des multinationales », allant de partis politiques, comme le NPD, aux organisations regroupées au sein du Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC). Pourquoi veut-on à tout prix éviter un débat démocratique ?
Le mécanisme de protection des investissements a été échafaudé pour bâtir une jurisprudence plus prévisible pour les investisseurs qui s’installent dans un pays étranger, et M. Ouellet s’en félicite. Mais est-ce aux sociétés réceptrices, payeuses de taxes, d’assumer le coût des risques inhérents aux investissements des grandes entreprises étrangères ?
L’approche du mécanisme investisseur-État non seulement est loin d’être équilibrée, mais elle est viciée en faveur des investisseurs étrangers qui, seuls, ont le droit de poursuivre les États, pour des politiques qu’ils adoptent de façon légitime et démocratique. Comment ignorer l’intérêt des arbitres à rendre des décisions en faveur des entreprises plaignantes, non seulement sont-ils nommés avec leur approbation, mais leur rémunération varie en fonction du nombre de poursuites traitées ?
Ce nombre est en croissance constante sur le plan international, d’une douzaine de cas à la fin des années 1990, la CNUCED en répertorie 568 en 2013. Au niveau nord-américain, 23 nouvelles poursuites ont vu le jour depuis 2005, le double de la décennie précédente, et plus de 70 % des recours des investisseurs visent le gouvernement canadien. Les contribuables canadiens ont déjà déboursé plus de 172 millions de dollars en compensations aux multinationales, auxquels on doit ajouter 17,3 millions $ accordés récemment à ExxonMobil et Murphy Oil, qui contestaient l’exigence de Terre-Neuve-Labrador d’un minimum de Recherche & Développement au niveau local. Le Québec est lui-même aux prises avec la poursuite de 250 millions $ de Lone Pine Resources contre l’interdiction québécoise sur la fracturation hydraulique et l’exploitation des gaz de schiste.
Toute compensation qui puisse être accordée aux multinationales est dure à avaler, surtout lorsqu’en période d’austérité, on nous martèle qu’il faut assainir les finances publiques à coup de coupures dans les services à la population.
Un vent de débat souffle aux quatre coins de la planète. Face à l’augmentation fulgurante des cas de poursuite, la CNUCED a lancé cinq pistes de réforme de l’ISDS. Plusieurs réclament tout simplement son abolition. Il faudra considérer l’effet refroidisseur qu’a l’ISDS sur les États. Ils deviennent frileux, comme le Nouveau-Brunswick, en 2004, qui a cédé aux menaces d’assureurs privés étrangers et a renoncé à une assurance-automobile publique comme au Québec. Combien d’autres gouvernements hésitent à mettre de l’avant des politiques d’intérêt public de peur d’être poursuivis ? On ne peut pas faire l’économie d’un débat, avant que le gouvernement Harper ne nous enfonce dans la gorge une ratification de façon expéditive.